Quels points communs voyez-vous entre la grimpe à Arapiles et un pot de "Vegemite" ?
À priori, aucun.
L'une est une activité de loisir qui consiste à escalader un bout de rocher à partir duquel il faut ensuite trouver un moyen de redescendre dans un joli coin Australien quand à l'autre c' est un aliment qui se tartine sur un simple bout de pain.
Vous ne connaissez ni l'un ni l'autre ? Et vous vous dites que cette devinette est un peu tirée par les cheveux ?!
Je vous l'accorde et je vous dois bien quelques petites précisions...
La "Vegemite" est une espèce de pâte à tartiner étrange. Un petit bocal en verre marron, une étiquette rouge et un couvercle jaune. Une couleur sombre, une consistance lisse et brillante, une odeur peu attrayante, un goût très très salé... Visuellement, c'est un peu comme tartiner du cirage à chaussures sur du pain. Gustativement, c'est une expérience qui, de mon point de vue, n'est pas complètement inintéressante.
La population Australienne semble clivée en deux : les amateurs de Vegemite et puis ceux que cet aliment, aux allures de pétrole en bocal, dégoûte radicalement.
Quant à la grimpe au pays des kangourous et plus particulièrement sur cette mythique paroi d'Arapiles, on peut dire qu'elle a également son petit caractère bien trempé. Le petit jeu de la varappe australienne consiste à trouver un itinéraire "logique" pour prendre de la hauteur dans du rocher toujours raide, parfois lisse et souvent compact.
La première règle du jeu est de trouver l'enchaînement de mouvements parfaitement adaptés pour rejoindre le sommet de la voie sans chuter ni se reposer sur un point d'assurance, la seconde étant d'assurer sa propre (et toute relative) sécurité en plaçant soi même ses protections.
Le plateau de jeu étant, lui, du grès plus ou moins cuit (et donc plus ou moins glissant), vierge de tout point fixe pouvant servir à s'assurer : équipement minimaliste de rigueur !
Évidemment ces deux règles fondamentales se retrouvent grandement liées : on n'a forcément moins envie de chuter sur des protections amovibles. Ainsi une partie peut parfois prendre des allures de véritable petit combat. Pas tant au sens physique, encore que les bras et les mollets sont quelquefois mis à rude épreuve mais davantage au sens cérébral du terme.
Il s'agit quelquefois d'une véritable bataille philosophique entre le "ça", la "réalité", le "moi" et le "surmoi". Chacun tirant la couverture à lui et essayant d'imposer son point de vu,e en usant d'arguments tous plus farfelus les uns que les autres. L'envie, la folie, la curiosité, la sagesse et la raison réunis sur un même ring de boxe !
À ce petit jeu "en marge d'une société qui prône le risque zéro", il y a de nombreuses cartes à disposition dans la pioche :
"coinceurs câblés bien coincés !" ; "good friend !" ; "trop peur passe ton tour !" ; "bon bac pour se reposer et souffler !" ; "bonus : Relais en place !" ; "micro câblé qui fait flipper !" ; "bonus point en place : stopper bloqué !" ; "carrot bolt en vue !" ; "friend moisi, passe ton chemin !" ; "bras en compote, passe ton tour et repose toi !" ; "pieds sur une vire, respire !" ; "Chouette ! Fissure parfaite !" ; "coincement douloureux !" ; "Mauvaise surprise, pas de prise !" ; etc...
Et j'en passe des vertes et des moins mûres !
Évidemment, vous vous en doutez, on compte un plus grand nombre de certaines cartes que d'autres...
Ainsi on se retrouve parfois à réaliser de véritables guirlandes de micro cablés pour une fois, arriver au sommet encore tremblant et transpiran pour se rendre compte qu'il faut encore trouver de quoi bricoler un pseudo relais avec le peu de matériel restant à disposition sur notre baudrier, faire monter son second et trouver un moyen de redescendre sans abandonner aucun élément de son rack de matériel.
De la même sorte que beaucoup de gens n'apprécient pas la "Vegemite", tous les grimpeurs ne sont pas amateurs de ce style d'escalade épuré !
Quand les premiers colons ont débarqué ici à la fin du XVII ème siècle, ce n'était probablement pas dans l'intention ni d'ouvrir une usine de Vegemite, ni dans l'idée de s'accaparer les falaises des Aborigènes.
Tous ces gens attirés par ce nouveau monde espéraient plutôt fuir les crises qui sévissaient alors en Europe, accéder à la propriété et acquérir des terres à cultiver...
Mais d'où venaient tout ces nouveaux arrivants aux visages pâles, sortant de gros bateaux avec leurs valises en carton et que les Aborigènes ont probablement observé un brin étonnés ? Ces autochtones auraient-ils pu imaginer qu'aussitot arrivés, aussitôt servis, ces grands mecs roux et palichons se sentiraient si vite comme chez eux et les massacreraient sans état d'âme ?
Quitter son Royaume Uni natal pour commencer une nouvelle vie au pays des koalas, en voilà une drôle d'idée. Dans leurs bagages, ces britanniques ont inévitablement amené leur vision du monde, un bout de leur société, leur langue, leurs boissons, leurs maladies, leurs goûts culinaires mais aussi leurs sens bien connu de l'aventure.
Et c'est bien en se penchant de plus près sur ces deux derniers points que l'on peut envisager une prétendue solution à la petite devinette capilotractée.
Dans leurs valises, de la "Marmite". Une pâte marron fabriquée à base d'extrait de levure, au goût salé très prononcé et se dégustant étalée sur du pain. Un goût de Viandox ou de Bouillon Kub sur une tartine. La "Marmite" anglaise étant sans aucun doute la grand-mère de la "Vegemite" australienne.
De la même sorte qu'il faut un certain sens de l'aventure pour oser s'élancer dans un mur compact à la recherche de la moindre anfractuosité avec son gros jeu de stoppers accroché au baudrier, il faut être un peu "aventurier des papilles" pour oser planter sa cuillère dans un pot de pâte à tardiner salée qui dégoûte tous les gens autour de vous.
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Ceux qui ont déjà grimpé au Royaume-Uni ou fréquenté des grimpeurs ou des alpinistes britanniques devraient sans difficultés entrevoir quelques similitudes en matière d'éthique. La grimpe en Australie est véritablement à l'image du style anglo-saxon à une différence majeure près : la hauteur. Sans exagérer, une falaise comme Arapiles équivaut en hauteur à 5 ou 6, parfois 10 rochers du Peak District empilés les uns sur les autres. On pourrait voir ça comme une chance, un cadeau de la nature mais lorsqu'il s'agit d'une activité au cours de laquelle, en cas de chute et avec des points de protection qui choisiraient de suivre le même mouvement descentionnel, le risque de s'écraser au sol est grand. Aussi je me demande s'il est plus avantageux de s'écraser de 6 ou de 60 mètres de haut ?
Alors oui, l'influence british est incontestablement, un gros point commun entre "Vegemite" et éthique de la grimpe australienne mais ce n'est pas tout...
On a beau aimer l'un et l'autre, apprécier ce drôle de petit jeu ou cet étrange aliment, on peut rencontrer un sentiment assez similaire et contradictoire dans les deux cas . Sur le moment, on ne saurait pas vraiment dire si on apprécie ou non.
Avoir de la "Vegemite" sur le bout de sa langue, c'est un peu comme se retrouver dans une position précaire, loin au dessus de son dernier petit coinceur. D'un côté, c'est fort en bouche, d'un autre côté, c'est un peu flippant. Bref, ce n'est pas le meilleur des moments à passer.En toute honnêteté, on pourrait se demander pourquoi s'imposer de telles épreuves. Je n'en ai pas la moindre idée mais ce que j'ai constaté, c'est qu'une fois la dernière bouchée avalée ou qu'une fois la voie terminée, tout s'adoucit subitement. Une fois le sel et la peur dilués, un goût plus agréable reste en bouche et déjà la mémoire ne sélectionne que les meilleurs souvenirs.
Il semblerait même qu'un petit goût de "reviens- y" ne tarde pas à pointer son nez : Quel paradoxe !
Et voilà qu'au risque de se casser les dents, vous vous rencordez, vous réorganisez votre porte matériel et vous vous apprêtez à repartir illico dans la ligne suivante mais avant ça...
Vous reprendrez bien une petite tartine de Vegemite ?!?!