mardi 16 juillet 2019

Escalades en pays Berbère...


[...] Quand Taghia apparaît au détour du sentier, je m’aperçois qu'en dix ans rien n'a changé : l'Oujdad qui trône fièrement au dessus de la place publique, le Taoujdad qui reste sur la gauche en retrait, la Paroi des sources encore dans l'ombre, la Paroi de la cascade et son tire-bouchon perchés tout là-haut, les profonds "Akkas" qui s'enfoncent dans les montagnes, les maisons de pierres aux toits de terre, les femmes qui rentrent du champs avec leur âne dont on ne voit plus que les pattes dépasser sous une énorme touffe d'herbe verte, les enfants qui ne réclament à présent plus de bonbons mais des cordes ou des mousquetons (c'est moins pire pour les dents, quoique…), les hommes en djellaba qui discutent devant la boutique, les chiens dont on se méfit un caillou bien calé au creux de la main, les tuyaux noirs qui fuient en mode bruminisateurs, les coqs qui chantent, les ânes qui braient et le chant nasillard du muezzin qui s'échappe des hauts parleurs et qui rythme les journées de chacun… et pour nous, il est l'heure d'aller grimper ! 



Nous embarquons avec nous Martin, qui a opté pour une petite retraite spirituelle dans l'Atlas pour soigner un chagrin d'amour. C'est sur une de ces idées que nous prenons la direction de la Paroi des sources. "Si si, vous allez voir ! Là c'est encore à l'ombre mais après il va y avoir le soleil et ça va être souper ! Si si…"




On opte pour la "Verdad absoluta". Cette petite voie de 200 mètres finira peut-être de m'éclairer sur les interrogations qui m'ont accompagnée le matin même le long du chemin… En tout cas, la vérité absolue c'est que la voie est sympa (bien qu'elle dénature un peu sa petite voisine en empiétant sur ses plate-bandes) mais que grimper au soleil, c'est juste n'importe quoi ! On grille comme trois diots arrivant tout droit de Haute Savoie… Pourtant le soir, au menu, c'est tajine ! 



Premier tajine d'une longue série en agréable compagnie. Chez Saïd, cette année c'est "the place to be" : des basques espagnols pour mettre l'ambiance (à ne plus s'entendre parler !), des copains de promo pour s'échanger les noms des voies sympas, un belge barbu et un suédois-marocain pour l'ambiance musicale (cornemuse irlandaise et didjiridou s'il vous plait !), un espagnol en mode réalisateur de film, des américains sur les traces d'Alex, un montpelliérain en mode underground et quelques Pyrénéens pour ouvrir une voie par jour (répéter des voies, pourquoi faire ??!).





Le deuxième jour, nous partons tenter notre chance dans la "Baraka" en face Ouest de l'Oujdad. Cette fois, on a presque compris la leçon : on grimpe à l'ombre mais en short. Je n'ai pas chaud aux bras mais j'ai froid aux jambes ! 
Et en parlant de jambes, 680 mètres d'escalade pour se mettre en jambe c'est pas mal. On se concentre sur les 300 premiers mètres pour ne pas rater les prises : ça grimpe ! Le premier 6b et le 7b resteront pour nous deux énigmes…



La suite déroule davantage et à la mi-journée nous sommes au sommet de l'Oujdad. Je suis tellement heureuse de grimper ici avec mon Playmobil préféré (heureusement, les cheveux ça pousse vite, enfin espérons…) !
Une chose est sûre : Trop la baraka d'être là !



Séduits par cette belle grimpe berbère, nous optons le jour suivant pour "Belle et berbères", 300 mètres de jolie escalade à la paroi des sources. Que du plaisir !






Au matin du quatrième jour, il est temps de s'attaquer aux choses sérieuses (que l'on n'imaginait pas aussi sérieuses d'ailleurs !).

Aujourd'hui, on sort les friends pour aller visiter une voie ouverte en 1994, par des amis, en plein milieu de l'Oujdad. La toute première voie du célèbre pèlerinage qui durera des décennies "Christian Ravier-Rémi Thivel en vacances au Maroc".



Sur le papier, tout va bien : 450 mètres 6c max. Dans la réalité : tout va mal ou presque… 
"L'Agonie de Dzida" ressemble bientôt à "l'Agonie de Bruno et Lara" !
Même le socle de départ qui semblait si débonnaire vu de loin, est finalement bien raide et compact. C'est à mon tour de commencer.  J'attaque la fleur au fusil et le baudrier plein de coinceurs, la première longueur, un dièdre raide agrémenté de crépis. J'y jette un à un tous mes friends jusqu'à arriver à poil... en bout de corde. Pour le critère d'évaluation "gestion du matériel", il faudra revenir mademoiselle !




Je continue tant bien que mal jusqu'à rejoindre la grande vire (…eh oui les autres voies ouvertes aux alentours démarrent ici, mais on est pyrénéens ou on ne l'est pas…) où une longueur d'anthologie m'attend : un grand dièdre orangé coiffé d'un gros toit.



A la fois impressionnée et impatiente, je m'élance dans la dalle qui précède le dièdre, non sans précaution, puisque le premier spit s'est, semble-t-il, volatilisé depuis le passages de nos deux compères en 1994. Je fais d'autant plus attention que je me trouve exactement sur les lieux du crime : un petit vol accompagné d'un retour sur la vire et une talonnade en cadeau pour Christian.



Bruno prend les choses en main pour la suite et le problème, c'est qu'il n'y a justement pas grand chose pour poser les mains ! Fissures raides et difficilement protégeables nous attendent pour chaque départ de relais... Brrr ! 
Les longueurs en 6b se succèdent. Des cotations qui, on aurait pu sans douter, sont à l'image de "Papa et Tonton Ravier" : pas données !






Tout cela ne nous empêche pas de bien nous amuser bien que nous soyons obligés de, sans cesse, nous remuer un peu les fesses si nous voulons sortir de cette grande paroi par le haut. Bientôt une succession de ressauts, entre-coupés de vires, apparaît et nous conduit vers l'arête Nord. Ici un foyer de feu, là trois cailloux empilés et par là surprise ! ...Un passage berbère perché à 600 mètres du sol. Encore encordés et posant des points de temps à autre, nous hallucinons en imaginant que des bergers viennent traîner leurs sandales sur cette arête aérienne, avec une chèvre sur l'épaule et une autre sous le bras. Rien que pour ça, ça valait le coup de grimper jusque là : Sommet de l'Oujdad que pour nous !




Avant que l'agonie ne soit totale, nous redescendons du sommet de l'Oujdad et rejoignons le village. Ici quelle que soit l'heure c'est "tea time" pour celui qui ne ramadame pas. 
Un thé à la menthe partagé avec Mister Ravier finira de nous achever. 
"- Petard à l'ouverture... Chapeau ! C'était dur non ?!? 
- Ah non non, ça allait oui !
- Ah bon..."
Demain : repos !





Repos ou presque... C'était sans compter sur mon amoureux de taupe pour qui massif calcaire rime avec cavité, grotte, galerie, siphon, méandre, puits et étroiture... Sur les conseils d'un berbère émigré tout droit de Montpellier, nous voilà donc partis pour explorer l'amont des sources de Taghia. Après une petite longueur en solo, nous découvrons le fameux trou que tous les bergers du village doivent avoir déjà visité 15 fois. Peu importe, on pourra toujours faire la première touristique. Avec la meilleure frontale, Bruno part en éclaireur. Quelques minutes plus tard, c'est un véritable petit cochon (tampis pour la religion !) qui ressort. Tout couvert de terre et les vêtements déchiquetés, il se risque à me proposer une petite visite guidée que je décline poliment.



Le jour suivant, à nouveau sur les conseils de notre berbère montpellierain, nous prenons la direction du Taoujdad. Fraîchement ouverte par ses soins, "Widi azri" est la nouvelle petite voisine des très fameuses ""Rivières Pourpres". Moins difficile sur le papier, cotations plus serrées sur le rocher, équipement bien plus aéré, rocher tout aussi parfait pour une escalade variée. Si tout le monde n'est pas d'accord sur la traduction littérale de "Widi azri", tous les répétiteurs s'accordent sur le fait que "chien bleu" a tout d'une future classique. 








Dièdre, colos, toit, dalles compactes, murs à crépis... Tout y est ! Finalement, il n'y aura que la pluie pour freiner notre enthousiasme à R8 et nous transformer non pas en chiens bleus mais en chiens mouillés ! 


Nous regardons également tomber la pluie toute la journée du lendemain et nous observons aussi les torrents grossir. Les ruisseaux se chargent de terre ocre et se transforment en "rivières pourpres". Tiens, en voilà une idée !
Les murets de soutènement se font peu à peu manger par le cours d'eau jusqu'à être complètement emportés par le courant. Aussi quand le déluge cesse enfin, c'est chantier participatif devant chez Saïd.

Au lever du jour, les bras encore chauds des coups de pioches et des cailloux transportés la veille, nous prenons à nouveau, la direction du Taoujdad. 
Aujourd'hui, on s'attaque à la plus célèbre des voies de Taghia : "Les rivières pourpres". 

Au pied de cette immense paroi déversante, j'ai bien du mal à imaginer pouvoir être à la hauteur  de ce chef d'oeuvre : 550m et 15 longueurs alternant entre 7a, 7b et 7b+.
Je mets une option pour grimper en tête toute la première moitié de la voie… ce qui est fait n'est plus à faire !! Bruno prendra le relais pour la suite… le meilleur pour la fin !!





Pas vraiment très sûre de moi, j'attaque les hostilités. Après quelques mètres d'escalade, c'est tellement beau et si plaisant à grimper que j'oublie tout des cotations qui me faisaient peur et de la peau de mes doigts usée. Je ne pense plus qu'à me régaler de cette escalade incroyable !
De prise en prise, je prends peu à peu de la hauteur et j'enchaîne les longueurs les unes après les autres. Cette fois, j'en suis sûre : c'est vraiment trop bien l'escalade !!





Lorsqu'à R7, Bruno prend le relais, il reste encore pas mal de longueurs pas faciles à grimper. Plus on monte et plus je suis motivée ! La motivation dépasse même la fatigue qui pourrait commencer à apparaître dans les bras et dans les pieds. Je m'applique à grimper les longueurs restantes en essayant de ne pas tomber, faisant tout mon possible pour ne pas gâcher une si belle voie.





Le bastion final devient de plus en plus raide. La dernière longueur en 7b+ est même carrément déversante. Grosses et bonnes prises et pas bien morpho, il va falloir s'accrocher !




Je m'agrippe de toutes mes forces jusqu'au relais où j'arrive le sourire accroché aux oreilles. Pour la énième fois de la journée, je m'exclame : c'est trop trop trop bien l'escalade !
Une dernière longueur en 6b puis quelques longueurs en 5 nous conduisent au sommet du Taoujdad. Tellement heureux d'être d'avoir parcouru un si bel itinéraire ensemble ! Une voie qui n'a absolument pas volé sa réputation : magnifique !

Empourprage en règle, une voie à faire et à refaire !


Un petit jour de repos en mode dépeçage de chèvres et brochettes puis un barbeuc nocturne plus tard, nous voici à nouveau d'attaque.






Après quelques heures de sommeil, un départ matinal à la frontale sur fond de chant du muezzin, nous quittons Taghia pour rejoindre la profonde gorge du Tadrarate quelques heures plus tard.



Au lever du jour, nous sommes au pied du monstre : "Rouge berbère", une fissure qui zèbre la paroi du Tadrarate sur toute sa hauteur.




Une fissure si bien visible du bas, c'est louche ! Cela ne laisse rien présager de bon quant à sa largeur et au style d'escalade qu'il va falloir mettre en œuvre. Et quand cette ligne est signée Ravier-Thivel-Guillaume alors c'est sûr, la méfiance est d'autant plus grande !
Allez, on y va ! Il est encore bien trop tôt pour commencer à réfléchir…



Après un début plutôt végétatif au caillou de qualité médiocre, on entre rapidement dans le vif du sujet. J'ai la chance de grimper LA longueur de la voie. : 50 mètres d'une belle fissure à mains qui raye un grand mur orangé couronné par un grand toit : mythique ! Je savoure cette belle escalade sans savoir que ce qui nous attend après sera nettement moins plaisant.






La suite est beaucoup moins roulante mais aussi beaucoup moins agréable. Toits, fissures larges, déversantes et glissantes agrémentées de quelques kilos de fientes de choucas et de dizaines de nids habités par des oisillons effrayés et des parents furieux… Ne parlons même pas des cotations qui ne veulent pas dire grand chose dans ce style si particulier…






Nous nous débattons des heures durant dans cette succession de cheminées au caillou lisse. Je ne sais pas de quoi j'ai le plus peur : des gros friends qu'il faut remonter sans cesse jusqu'à ce qu'ils deviennent trop petits ; du rocher ultra-glissant et de mes pieds qui patinent tout le temps ; des choucas terrorisés qui se sauvent de la fissure et me frôle à chaque fois ou encore de Bruno qui ayant raté le relais précédant m'assure à la main, calé en mode "coinceur humain" dans la fissure alors que j'hurle "seeeeccc !" toutes les 10 minutes… Quand on voit la largeur de ses épaules et la largeur de la fissure, franchement c'est un peu flippant !


A maintes reprises, je ne peux m'empêcher de penser à la cordée des trois compères, Saïd Thivel, Mohammed Ravier et Ali Guillaume lors de l'ouverture et à ce bivouac humide niché aux creux de la fissure... Ils sont forts ces types oui !
Cette ligne là, il fallait venir la chercher et puis plus dur encore, il fallait ensuite arriver à s'en sortir ! Pour l'heure, nous nous trouvons justement dans ce deuxième cas de figure et nous prenons toute la mesure de cette entreprise… Difficile aussi de ne pas penser à ce fou d'Alex Honnold qui l'a parcouru plus récemment en solo intégral !




Après quelques belles batailles, c'est avec un soulagement certain et avec un sentiment partagé que nous débouchons sur le plateau sommital dans l'après-midi. Sauvés ! Vu l'heure, on peut même espérer retrouver Taghia avant la nuit.


C'est avec bras et têtes vidés que nous traversons sous un soleil rasant les grands plateaux aux rochers aussi piquants que les buissons qui y poussent. Les quelques heures de marche qui nous séparent du village, nous laissent le temps d'apprécier cette aventure. Si on se souviendra à coup sûr de "Rouge berbère" comme d'une belle ligne évidente et ambitieuse vue du bas, on ne gardera certainement pas un souvenir impérissable de l'escalade que celle-ci offre, mais on aura compris ce que "chipoter en fissure" veut dire. Merci Sean on s'en rappellera !


Le lendemain matin, en voyant l'état de nos mains, on se dit qu'il est peut-être temps de changer d'activité : aller faire un peu de randonnée et puis aller manger des gâteaux au miel à Marrakech. Bonne idée !


Pas pressés, c'est par le chemin des écoliers que nous quittons Taghia pour rejoindre Zaouiat... Le passage du "tire bouchon", la traversée des plateaux et la descente de l'Akka N'Tazarte nous offre encore une dernière belle journée dans les montagnes Berbères !






Sarha Taghia !