vendredi 19 février 2021

Quand la vie ne tient qu'à un (coup de) fil...


Jeudi 11 février 2021, milieu d'après-midi.

Un cocktail de coïncidences, une pensée pour toi, un appel qui te sauve très certainement la vie et une jolie part de chance !
Pour moi, dans les Hautes Alpes, c'est une journée "guide" un peu contrariante : une inertie de groupe qui fait patiner un décollage qui se voulait pourtant matinal, une approche à rallonge, des glaçons bien trop décollés du rocher, de la glace toute blanche, un peu trop fine et qui a bien trop souffert de ce redoux prolongé, des cascades en mauvais état, des cordées qui nous devancent, de la neige fraîche qui coule un peu partout sitôt que le soleil illumine et réchauffe la paroi et les pentes. Tous les voyants sont à l'orange foncé tirant sur le rouge écarlate...
Tous ou presque. La motivation des 10 personnes qui m'accompagnent est, elle, encore quasi indemne : vert pomme !

Il faut imaginer un plan B de toute urgence avant de tomber dans tous les pièges que ces conditions marginales nous tendent.
Une vieille coulée d'énormes boulettes nous occupera quelques heures. Scénarios d'accidents en avalanche et grandes recherches multivictimes au programme. Tout y est, ou presque : le témoin gênant, le skieur non équipé de DVA, la personne à demi ensevelie, les indices de surface, le randonneur qui arrive en cours de recherche avec son DVA en émission... il y a même le message d'alerte à passer aux secours. Hasard ?!? Entraînement ? Fait prémonitoire ?
Comment pouvais-je alors imaginer que quelques heures plus tard, je devrais déclencher des secours à distance et aider le PGHM à te retrouver ?

Pour toi, quelques sessions de kite visiblement bien grisantes dans les Hautes Alpes, en compagnie de quelques locaux masters de la discipline, les jours précédants, avant un retour en Haute Savoie.
Bonnes sensations, belle émulation ! Petit excès de confiance ?
J'imagine que ta journée aura très certainement commencé par un coup d'oeil à Windy... cool, ça souffle !
Au regard de ces prévisions, tu mettras dans ton sac, la grande voile bleu à caisson de 12m et la voile monosurface de 6m orange, sûrement pas grand chose à boire ni à manger d'ailleurs ! Ski, bâtons, chaussures... Gants, bonnet, lunettes... je la connais par cœur cette chanson !
Tu prends aussi le casque, bonne idée.
Puis tu prendras la direction du Tour et ensuite celle du col de Balme. Derrière le parebrise surement un peu dégueulasse, je t'imagine scruter les crêtes. Fument-elles ? Un peu... Tu te réjouis, j'en suis sûre.
Ensuite tu zigzagueras entre les randonneurs, peaux collées sous les skis pour t'éloigner de la foule et rejoindre des contrées plus "kitables".
Quelques minutes plus tard, tu déploieras une voile. La grande bleue sera l'objet de ton choix, afin d'avoir suffisamment de puissance pour l'utiliser comme remonte pente.

Quelques rides, par-ci, par-là, de part et d'autres du col, tu croises peut-être quelques autres fous volants. Un en tout cas c'est sûr, avec qui tu partageras l'activité quelques minutes.
Partira-t-il plus tôt dans l'après-midi ? Combien de temps avant le trou noir ? Mystère...

Ça semble bien marcher pour toi. Si bien que l'envie te prend de dépasser le col et de grimper accompagné d'Eole vers la Tête de Balme. Joueur ?!
Ce soir, tu apprecieras cette chouette journée sous voile. Cette dernière sera, comme à son habitude, étendue, en train de sécher dans la chambre donnant l'impression qu'un parachutiste serait venu s'échouer dans ce petit nid douillet. Pendant ce temps, tu seras très probablement collé au poêle qui ronronne, la bouilloire posée dessus qui bouillonne, un maté à la main, la bombilla à la bouche... Un coup de fil de ton gros chat te sortira peut-être de tes rêveries.
Scénario idéal ?

Mais aujourd'hui, tout est différent.
Soudain c'est le grand blanc. Une rafale, une corniche, le grand vide, le grand choc..
Pourtant, c'est bien une sonnerie de téléphone qui te "réveille" de ce drôle de sommeil.
Il est aux alentours de 15h, j'ai déjà terminé ma journée. On rentre plus tôt quand on bute, c'est bien connu !
Il faut un certain temps pour que tu décroches, une seconde avant que je ne tombe sur ton répondeur...
Si tu n'avais pas répondu, aurais-je rappelé immédiatement ? Pas sûr...
Probablement pas avant plusieurs heures et la nuit tombée.
Que serait-il arrivé alors ? Et si ton téléphone était, comme c'est le cas habituellement, en mode avion ? Et si tu l'avais laissé à la maison ?
A l'autre bout du fil, j'entends le vent souffler et rien d'autre. Il prend l'air me dis-je !

Naturellement, je pense "kite" sans inquiétude aucune.
Pourtant, au lieu de raccrocher, j'écoute durant quelques secondes, les bourrasques qui s'engouffrent dans le combiné. Dans une accalmie, je perçois un faible "j'ai mal" puis je perçois des gémissements. Tu as l'air de souffrir pas mal.
Et depuis combien de temps es tu dans cette situation ? Je n'en sais rien et toi non plus..
J'hurle dans le téléphone pour couvrir le vacarme du vent, te demande ce qu'il t'est arrivé et t'ordonne d'appeler les secours si tu es blessé.
Faire des phrases complètes et tenir une conversation normale semble impossible pour toi tant la douleur semble forte, sans compter que les rafales nous interrompent à chaque seconde et me volent les quelques précieuses infos que tu pourrais me donner. Je comprends, néanmoins, que tu ne peux pas utiliser ton téléphone pour appeler de l'aide ni envoyer des coordonnées GPS. Je sais aussi que tu es toujours accroché à la voile. Visible depuis le ciel donc, me dis-je quelque peu rassurée.
Que faire pour t'aider ? Je suis si loin..
Je ne sais même pas où tu es exactement... mais je sais que tu as très très mal et que tu ne peux pas t'en sortir seul.
Enfin dans un éclair de lucidité, tu évoques le col de Balme.
Bingo !

Je raccroche dans la seconde et je passe un coup de fil à un des seuls secouristes que je connaisse dans la vallée. Par chance, j'ai toujours le numéro de François dans mon répertoire et même si nous avons partagé quelques années de nos vies, nous n'avons pas eu l'occasion de nous recroiser ces derniers temps.
François est gendarme au PGHM de Cham, par chance, il me répond tout de suite et par chance encore, il travaille aujourd'hui.
Il prend immédiatement la situation très au sérieux et organise le secours afin qu'une équipe puisse partir en reco dès le retour de l'hélico à la base.
Les minutes sont assez longues et j'arrive à te joindre à nouveau, à deux reprises. Je tente de te faire comprendre entre deux rafales que les secours sont enclenchés, qu'il te faut tenir bon et que je t'aime !
Entends tu ce que je te raconte ? Dans tous les cas ces échanges ont pour principal objectif de te garder conscient.

Mille questions et une tonne d'inquiétudes pèsent sur moi.
Et si ça soufflait trop pour l'hélico et s'ils ne te localisaient pas ou pas assez rapidement ? S'ils arrivaient trop tard ? Et si on s'était mal compris que tu n'étais pas dans ce secteur là ? Où pourrais tu être ?
Quelques sms échangés avec François m'informe que l'hélico décolle puis quelques minutes plus tard, on m'apprend que l'équipe t'a localisé et a pu te récupérer.
Oufffff !

La suite ne dépend maintenant plus de moi, il n'y a plus qu'à croiser les doigts en espérant que tu ne sois pas cassé de partout..
Les minutes sont encore longues mais vers 16h, on m'annonce que tu aurais sauté une corniche de 5m avec très certainement un atterrissage à plat dos, puis on m'informe que tes jambes bougent, que tu as un trauma crânien avec perte de mémoire et mal au dos. Plus tard, on apprendra que c'est finalement tes poumons qui ont davantage chargé...
Pneumothorax, du sang dans les poumons et aussi des bulles d'air puisque des alvéoles ont éclaté sous le choc.

C'est les risques du métier quand on respire la vie à plein poumons et toutes voiles dehors !

Une nuit en soins intensifs, puis maintenant un séjour en chirurgie viscérale en attendant de voir s'il est nécessaire de drainer le sang présent dans ton poumon gauche et de surveiller une éventuelle infection.
Pas de visite autorisée à l'hôpital en cette drôle de période, alors il faudra attendre encore quelques temps pour te faire des bisous en présentiel !
Hâte !!!!
Bon rétablissement Choub !


Un grand merci à vous tous pour les petits messages de réconfort et pour prendre des nouvelles, merci à
François et l'équipe du PG pour l'efficacité, merci à
Lara pour la prise en charge et les nouvelles depuis l'hôpital, merci à Pierrot pour les slips propres, les crocs et la lecture pour ces longues journées d'hosto, merci à mes clients (Jean-Paul, Zoé, Sylvain, Mathieu, Nicolas, Camille, François, Pierre, Faye et Rama) de m'avoir laissé libre de prendre le temps nécessaire et à Christophe Moulin de m'avoir remplacé ! Merci à Romain, Bast et Mél pour l'accueil chaleureux ces jours-ci ! Merci à Jean Burgun et Michael Charavin pour la solidarité entre kiters ! Merci aux filles de l'EPAF et à Bibi pour la souplesse sur le stage suivant !

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