"Quand on aime trop le rocher, mieux vaut avoir de bons mollets."
Dicton de cyclo-grimpeurs à la bourre...
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Sud de la Thaïlande, fin février.
Nous enchaînons les journées de grimpe dans un cadre enchanteur, ce qui nous ferait presque oublier que le temps continue de filer à la vitesse grand V...
D'ici une grosse semaine, il nous faudra avoir quitté le pays, notre visa expirant le 8 mars.
C'est ainsi qu'un beau matin l'on passe quelques heures, le nez sur notre smartphone à fouiller les recoins de quelques sites internet de comparateurs de vols...
Le casse-tête commence. Si nous n'avons aucun doute sur la destination, en revanche, nous en avons quelques -uns concernant le point de départ et le vol à choisir.
De nos jours, voler avec des bagages n'est plus tellement une chose aisée puisque 90% des billets proposés ont tous une petite annotation du style "aucun bagage en soute". Et quand les bagages sont des vélos alors la chose se corse encore...
Aussi, on constate qu'il est de plus en plus difficile de trouver des vols directs et qu'il y a souvent un changement de compagnie lors de l'escale. "Escale autonome" selon le terme exact, soit deux vols complètement indépendants où le second n'attend pas les voyageurs du premier, qui a potentiellement pris du retard, pour décoller !
Ce qui veut dire que durant une escale classique de quelques heures à peine, il faut aussi, avec cette formule, récupérer ses bagages, passer les contrôles de passeports, sortir de l'aéroport, y reentrer, réenregistrer vos valises (et donc repayer un surplus de poids quand il y a lieu), repasser les contrôles de police et de sécurité et se rendre à la porte d'embarquement en espérant que l'avion n'est pas parti sans vous entre-temps !
Ainsi, les moteurs de recherche n'hésitent pas non plus à proposer des escales de ce genre dans des pays nécessitant un visa où la demande doit être faite des jours, voir des semaines au préalable sans même le stipuler.
Avec nos deux cartons à vélos d'une trentaine de kilos passée qui entrent dans la catégorie "hors size" et arrivent au point de collecte de bagages parfois des heures après les autres sacs et notre sac à dos plein à craquer de ferraille et pour lequel il nous est déjà arrivé de devoir payer l'équivalent de 15 à 20 € par kilo supplémentaire, on ne peut pas vraiment jouer à ce petit jeu. Aussi le nombre de pièges à déjouer est grand et la taille de l'écran du téléphone, tout petit. Sans oublier une connexion Wi-Fi capricieuse qui n'aide pas toujours dans le bon sens !
C'est ainsi que ce matin- là, nous mettons dans notre panier virtuel ce vol à destination de Tokyo au départ de... Kuala Lumpur, capitale de la Malaisie.
En changeant de pays, nous gagnons ainsi quelques jours en Asie du Sud-Est, tout en quittant la Thaïlande à temps. Et oui... Parfois, il ne faut pas faire que pédaler, il faut aussi réfléchir et compter les jours sur un calendrier !
... Et parfois, il faudrait réfléchir un peu plus ou compter un peu mieux !
La suite en est l'illustration parfaite.
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Comme deux boulimiques, nous commençons par ne pas résister à nous offrir deux journées de grimpe supplémentaires avant de nous mettre en selle. Après s'être mis encore quelques belles lignes sous la dent et avoir les bras tout machouillés, nous reprenons finalement nos vélos : Malaisie en ligne de mire
!
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Nous franchissons la frontière avec brio, la veille de l’expiration de notre visa, pas peu fiers d'être dans le créneau parfait et tout heureux des premiers tours de roues dans ce nouveau pays.
Au menu, plantations d'hévéas et caoutchouc en préparation, palmiers à huile à perte de vue et magnifiques hibiscus. Mosquées et chants du muezzin nous accompagnent sur la route du sud.
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Tout roulait comme sur des roulettes, jusqu'à ce que des collines et des grandes faces calcaires pointent leurs nez.
Perlis... Prochain arrêt, Perlis, tout le monde saute du vélo et enfile son baudrier !
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On ne pouvait pas passer à côté du principal spot de grimpe malaisien sans aller y jeter un œil ! Et voilà, qu'on se ressert une assiette de beaux rochers et de belles lignes.
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Il faut dire qu'on a, en plus, deux serveurs de choix : Amirul et Hafifi, deux grimpeurs locaux qui nous guident et nous font découvrir tous ces petits délices. On aurait pu évidemment se contenter d'une escale d'une seule journée mais la gourmandise était trop grande et les journées se succèdent. Sans compter, qu'on s'est trouvé un spot de bivouac de choix... la terrasse d'un restaurant, ça ne s'invente pas !
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Chaque soir, une fois, le service terminé et avec l'accord des gérants, on pousse chaises et tables pour y installer notre cabane de toile. Eau, toilette et électricité, que demander de plus !?
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Nous empilons les jolies lignes et nous oublions le calendrier.
Pourtant, il nous reste moins d'une semaine avant la date de notre vol et nous avons encore la moitié du pays à traverser. Un détail de six cents et quelques kilomètres sous une chaleur torride. Mais pas de stress, il sera toujours possible de sauter dans un train ou dans un bus pour avaler ces quelques centaines de kilomètres.
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La logique aurait voulu qu'on se remette quand même en route mais c'était sans compter sur le fait que les deux loustics du coin déballent tout l'attirail du parfait équipeur. Il n'en fallait pas moins pour que Bruno saute sur l'occasion de s'adonner à ses occupations favorites
Donner des coups de machette dans tous les sens, faire résonner le perfo et enfoncer des goujons un peu partout !
Ainsi une nouvelle ligne est apparue sur la carte, bon appétit !
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Rassasiés pour quelques temps, nous en profitons pour reprendre la route, azimut 180°.
Le timing commençant à être un peu juste, nous allons jeter un œil curieux mais confiant à la gare la plus proche et c'est facile puisqu'elle se trouve être pile en face du secteur de grimpe ! Cela se complique lorsqu'on nous apprend que les trains ne prennent pas les vélos...
Voilà qui ne simplifie pas nos plans mais pas de panique, on a encore une carte à jouer : deux vélos dans un bus à destination de la capitale...
Nous repérons sur la carte, la grande ville la plus proche et décidons de nous y rendre sans trop traîner.
Mais une fois encore, cela aurait pu fonctionner mais quelques kilomètres avant Kedah, il y avait un bout de falaise sur notre chemin... Au lieu de poursuivre notre régime vélo sans grimpe, nous nous laissons tenter et faisons un écart.
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Une sieste en attendant que la paroi passe à l'ombre, ce n’est pas comme si on avait tout notre temps... Quelques jolies longueurs récompenseront cette attente et ses "heures de vélo perdues".
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Il fait nuit noire lorsque que nous débarquons à la city. À la gare routière, il y a bien des bus à destination de la capitale, on peut même y mettre nos vélos en soute et s'asseoir dans de confortables fauteuils en regardant le paysage défiler à la fenêtre.
Mais voilà... c'est un peu facile et surtout un peu cher.
Un œil à la carte : 478 km
Un deuxième œil au calendrier : 4 jours
Un troisième œil à la calculatrice : 119,5 km/j
Un quatrième œil pour se regarder en coin... on tente ?
C'est comme ça que commence une grande course cycliste sous le soleil plombé de Malaisie.
Essayer de faire 120 km en un jour, c'est tentant. Empiler quatre journées en tenant ce rythme, c'est autre chose, surtout quand il fait plus de 40 degrés !
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Nous voici donc partis pour d'interminables journées. Les mains sur le guidon, les pieds sur les pédales et les fesses sur la selle du matin au soir. Et des trois, c'est sans aucun doute ce dernier point le plus limitant...
Grandes journées et petites nuits.
Le matin c'est le réveil qui nous sort de la tente alors qu'il fait encore sombre et le soir, il fait déjà nuit noire lorsque nous installons le bivouac. Je vous laisse imaginer le style de campement... Nous n'avons ni temps, ni motivation de chercher vraiment le spot idyllique et autant dire qu'on est, chaque soir, tellement cuits qu'on se jetterait dans le premier fossé venu pour pouvoir profiter de quelques heures de repos !
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Chaque journée commence plus ou moins de la même manière, lorsque le réveil sonne, on a l'impression que l'on vient à peine de s'allonger et de s'endormir. Recommencer, déjà ?!?! Remettre le compteur à zéro alors qu'on s'est donné tout ce mal pour lui faire franchir la barre des 100 la veille.
Pliage rapide de la cabane et premiers tours de pédales pour des jambes encore plongées dans un demi -coma et des estomacs tout vides. 15 ou 20 km aux heures "fraîches" avant le petit-déjeuner, c'est toujours ça de gagné.
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Là, les malaisiens ont pensé à tout : on s'empiffre de crêpes bien grasses et on boit du thé avec de gros glaçons !
Oui, ici, à 7h du mat', il fait déjà 30 degrés !
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Le déroulé de la journée est une succession de kilomètres avalés et de pauses pour se reposer et tenter de se rafraîchir un peu.
La logique aurait voulu que l'on fasse une grande halte aux heures les plus chaudes de la journée mais la raison nous poussait toujours à avancer encore et encore... et clairement la raison n'avait pas vraiment tort !
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On adopte à nouveau le régime du cycliste : manger pour avancer, avancer pour trouver à manger.
Combien de kilos de nourriture avons-nous engloutis ces jours-ci ? Proportionnels au nombre de kilomètres roulés !
Combien de litres de liquide avons-nous perdus en transpiration en quatre jours ? Le mystère reste entier mais sûrement bien plus que la quantité que nous avons bue !
...Pas de bières pour se réhydrater en terre musulmane...
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Le vélo a ce côté idéal en terme de vitesse de déplacement. Plus lentement on se lasse des paysages, plus rapidement, on ne voit pas la moitié des choses.
Et lorsque l'on fait des étapes à rallonge, le soir en fermant les yeux et juste avant de profondément sombrer, on a bien du mal à se remémorer tout ce qui a filé devant notre roue avant, en une seule journée, tant il y en a !
Monoculture de palmiers à huile à perte de vue et camions chargés de ces petits fruits orangés prêts à être pressés. Petits canaux d'irrigation et échassiers qui s'envolent à notre approche.
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Varans qui barbotent, grimpent aux arbres ou déguerpissent juste devant nos roues.
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Plantations d'hévéas et petits bols plein de sève blanche. Une multitude de mosquées et leurs cinq appels quotidiens à la prière. Singes jouant aux acrobates et se laissant tomber des fils électriques à notre arrivée.
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Pamplemousses géants, pastèques juteuses et jus de citron glacés.
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Champs de riz en feu, flammes géantes et nuages de fumées à traverser. Villages ou quartiers chinois, lanternes rouges et petits autels. Temples indous et dieux colorés. Femmes voilées de la tête aux pieds.
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Concentration d'usine et ouvriers ébétés enfourchant leurs vélos une fois leur journée terminée. Mer... marées hautes et marées basses témoignent du temps passé à pédaler. Chats aux queues en tire-bouchon et vaches à bosses. Hibiscus aux belles fleurs roses, manguiers aux fruits encore verts et fleurs de bananiers spectaculaires !
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Scooters side-cars chargés, petits marchés, vendeurs de boissons fraîches, enfants jouant avec des cerf-volants..Petits ponts de métal, chemins de terre, voies rapides, routes étroites et ralentisseurs te stoppant net.
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Chemins sans issus, autoroutes interdites aux vélos, tunnels obscurs et pont où il ne reste plus que les piliers ! Demi-tour, variantes, vélo à travers champs, bras de mer à traverser, bateau et vélos sur la plage !
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Et puis enfin... avenues, buildings et même pistes cyclables !
Toutes ces heures à appuyer sur une pédale puis sur l'autre et à voir le nombre de kilomètres, grimper parfois si péniblement, je n'ai pu m'empêcher de penser... Penser à tous ceux qui parcourent des distances similaires mais en courant avec leurs petits baskets et leurs deux petites jambes ; à ceux qui avec leurs vélos en carbone doubleraient nos étapes et y ajouteraient même des kilomètres de dénivelé ; à ceux qui empilent des marathons sur une seule jambe ; à ceux qui jeûnent en marchant, à ceux qui nagent des distances de dingues sans bras ; à ceux qui empilent les iron-mans ou les triathlons en ne mangeant que des gels et même pas de glaces au chocolat ; à ceux qui courent des ultratrails aux dénivelés à faire pâlir un chamois ; aux champions de patins à roulettes longues distances ; aux pèlerins à genoux ; à ceux qui font de l'itinérance en monocycle avec un sac sur le dos ; aux acrobates qui font le tour du monde en marchant sur les mains...
Finalement…On n’est pas si mal sur nos petits vélos !
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Ainsi se passent les journées sur les routes malaisiennes du lever au coucher du soleil et même souvent au-delà. Une fois le contrat presque rempli et la nuit presque tombée, nous nous offrons une vraie pause, une heure parfois même deux... il faut bien laisser à la batterie du téléphone le temps de se recharger !
On refait alors, nous aussi, le plein d'énergie et c'est le ventre bien rempli que nous nous remettons en selle pour une quinzaine ou une vingtaine de précieux kilomètres nocturnes. Bonus du soir, espoir !
Là, on peut trouver un peu de repos mérité, enfin allongés, fini de mouliner, extinction des feux...
Il n'y a plus que les moustiques qui s'excitent sur les parois de la tente et les fourmis qui dévorent le tapis de sol. On est bien trop rôtis pour leur prêter attention. On roupille déjà.
On s'endort chaque soir si poisseux et si pègueux que le matin, se décoller du matelas demande un certain effort !
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Les journées se suivent et se ressemblent jusqu'à ce qu'un beau matin au détour d'un col, des gratte -ciels apparaissent au loin !
Kuala Lumpur : terminus de cette épopée malaisienne.
Nous dégringolons jusqu'au centre- ville à la recherche de la ligne d'arrivée de la course. Le genre de truc, sur une grande esplanade décorée de banderoles et où il y a des distributions de bonbons, des mecs en costumes, des filles en mini-jupes, des bouquets de fleurs, des coupes en or et le test anti -dopage !
Étonnement nous ne rencontrons rien de tout cela et de toute façon, nous n'avons du temps à perdre ni avec des cérémonies à n'en plus finir ni de faire pipi dans des petits pots. Nous avons un avion ce soir et nous avons la journée pour trouver deux grands cartons à vélos, tout démonter, ranger et nous rendre à l'aéroport.
La chasse aux trésors est ouverte. Nous voici partis pour un marathon urbain à la recherche de deux boîtes à vélo. Alors que nous essuyons échec sur échec et sortons bredouilles de chaque magasin de cycles, nous commençons à perdre un peu espoir. Mais comment pourrait-on rater un avion après la mission que nous nous sommes mis pour arriver en temps et en heures, jusque- ici ?
Impossible.
Finalement, la chance nous sourit doublement en début d'après-midi. Deux cartons et un magasin accueillant qui nous laisse un espace et accès à l'atelier pour bricoler.
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En quelques heures, guidons, pédales, selles et roues sont démontés. Les cartons sont une fois encore pleins à craquer. Nous sautons, sans plus attendre ,dans un taxi avec nos encombrants bagages à destination de l'aéroport et quelques instants plus tard, nous nous envolons.
Youpi, ciao la Malaisie !
Bingo, salut Tokyo !
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