Il y a ce genre de lieu qui occupe une place privilégiée au creux de votre cœur et il y a ces êtres humains que l'on aime vraiment.
Et puis, il arrive que l'on imagine parfois secrètement qu'entre les deux, une rencontre puisse, un jour, avoir lieu.
On aimerait alors devenir le chef d'orchestre de cet instant rêvé, on voudrait que la partition se déroule sans fausse note pour une mélodie parfaite. Réunir un à un, tous les ingrédients puis laisser la magie opérer... S'effacer en s'installant confortablement dans le rôle du témoin discret d'un coup de foudre en gestation...
Il y a certes des situations où il aurait été plus aisé de jouer l'entre metteuse car il y a des rendez-vous auxquels il est plus exigeant d'assister que d'autres. Il existe des occupations bien plus confortables que de se retrouver comme deux minuscules souris au beau milieu de cette impressionnante paroi, comme deux petites fourmis timides sous cet énorme surplomb, comme deux chamallows au pied de ces gros dévers.
Il y a, c'est certain, des lieux plus hospitaliers et moins déboussolants, il y a des formations géologiques plus communes et moins déroutantes, il y a des itinéraires moins aventureux et des cheminements plus simples à intuiter. Il y a aussi de l'escalade moins physique, moins sérieuse, moins engagée, des voies avec moins de caractère dans lesquelles on s'élance l'esprit plus léger et le cœur moins serré.
Mais y a-t-il un seul autre lieu sur terre que je trouve aussi beau, aussi grandiose... aussi ouf que celui-ci ?
Et ne rêvais-je pas d'une grande, belle et mémorable rencontre ? Ne voulais-je pas présenter à mon amie, ce canyon et ses parois dans toutes leurs splendeurs, dans toutes leurs grandeurs ?
Nos voisins hispaniques comme latinos ont un mot pour symboliser ce genre de rencontres électriques : "un flash !"
Je savais qu'Ordesa tiendrait ses promesses en terme de coup de foudre, je savais aussi qu'Ilona saurait être à la hauteur d'un tel monument.
Il ne restait plus qu'à élire la ligne et s'y jeter à cœur et corps perdu mais à amitié bien nouée !
Là, une certaine responsabilité pesait sur mes épaules : ici, le choix de la voie, n'est pas quelque chose que l'on prend à la légère. Des classiques, il ne m'en reste pas tant à parcourir pour compléter ma collection. Il fallait donc aller piocher dans la pile des classiques un peu dures sachant qu'à Ordesa, rien n'est vraiment à considérer comme facile.
"Sol negro" !
C'est ainsi que nous optons pour "Soleil noir" à la paroi du Libro abierto. Ses 500 mètres de grimpe et son très (trop) grand surplomb à franchir devrait venir ajouter quelques souvenirs épicés à notre stock commun déjà bien plein !
De bon matin, quand le jour se lève et que la paroi apparaît au sortir de la forêt, on fait encore un peu les malines. (Comprenez par là qu'on parle et rigole beaucoup !)
Et puis lorsque l'on se rapproche encore davantage de la paroi jusqu'à la rejoindre et en toucher son pied, on la ramène déjà un peu moins. Cette dernière se redresse tellement qu'on manque de se luxer une cervicale en cherchant à voir son sommet !
Deux racs et demi de friends et même un peu plus sont accrochés à mon baudrier, je me sens... comment dire ? ... plombée mais rassurée !
De grandes boucles en forme d'éclair en plastique fluo pendent à mes oreilles, cela a l'avantage d'alléger l'atmosphère tout en nous donnant un peu de force et cela pourrait nous aider (qui sait ?) à flasher les longueurs !
Quand je quitte le sol, on ne peut pas dire que je sois franchement rassurée mais je suis tellement heureuse d'être de retour ici et d'avoir avec moi la meilleure compagne de cordée que j'ai hâte de découvrir la suite !
Un pas après l'autre, de cube en cube, d'un dièdre à l'autre, mètre après mètre, une traversée par ci et une par là... je suis concentrée sur deux choses et pas beaucoup plus : trouver le bon itinéraire et poser des protections correctes qui me retiendraient en cas de chute, le reste (les prises de mains à trouver, les doigts à coincer dans ces fissures, les blocs à tester, les pieds à poser... ), ça suit naturellement.
Je ne peux m'empêcher d'imaginer les premiers ascensionnistes naviguant à vue dans cet immensité de blocs surplombants.
Quelle audace !
Tout en bas, Ilo m'encourage de temps en temps, c'est réconfortant d'entendre sa voix. Nous nous retrouvons toutes les 45 minutes à 1 heure, à un relais, le temps de refaire passer d'un baudrier à l'autre ces kilos de matériel métallique, d'échanger quelques craintes et paroles rassurantes mais aussi une blague ou deux et trois éclats de rire.
Doucement mais sûrement, nous prenons de la hauteur. Quel gaz !
Quelques longueurs traversantes et toutes déversantes rendent à présent toute retraite si ce n'est impossible, du moins très complexe.
La sortie, c'est vers le haut ! On le sait mais n'empêche que je culpabilise quand même un peu d'entraîner avec moi quelqu'un dans un tel guet apens !
Longueur après longueur, nous rejoignons le grand toit. Grande ambiance et morceau de choix, je laisse la place de première de cordée à Ilona qui s'en sort à merveille. Elle nous artife tout ça en quelques minutes et, ni vu ni connu, nous voici au dessus de cet obstacle naturel qui nous barrait le passage.
La suite n'est pas plus simple techniquement mais on sait qu'à présent chaque longueur nous rapproche davantage du sommet. Cela fait maintenant pas loin d'une dizaine d'heures que nous sommes pendues dans nos baudriers aggripées à cette immense paroi. Le stock de Dragibus a considérablement baissé et notre niveau d'énergie commence doucement à suivre la même pente.
Nous voici désormais dans le vif du sujet ! Pendues sur nos petits bras, du gaz de tous côtés... Ordesa, c'est vraiment ça !
Le meilleur pour la fin, la longueur clé pointe son nez : un 6c bien musclé et pas mal aventureux nous permet de déboucher sur une vaste vire en contrebas du ressaut sommital. Ce sont presque les vacances mais pas tout à fait encore !
Je repasse devant pour trouver et grimper la ligne de faiblesse qui nous permettra de bel et bien nous échapper d'ici.
Quelques minutes plus tard, je débouche sur les terrasses herbeuses parsemées d'Edelweiss : cette fois, c'est gagné !
Alors que je ravale la corde pour faire venir ma seconde de cordée, tout mon corps peut se détendre enfin et prendre le temps d'apprécier.
Je crois qu'ici tout me plaît. J'adore ces paysages magnifiques tout autour et l'aventure véritable qu'offrent ces grandes murailles calcaires. J'aime ce style de grimpe à la fois physique, aventureux et engagé, j'aime évoluer dans ces immenses et magnifiques murs où gris et orangé s'entremêlent, où ces cubes, grands commes des autos sont empilés dans un équilibre précaire et où déchiffrer l'itinéraire le plus logique s'apparente parfois à un vrai jeu de piste !
Je crois que j'aime réellement tout ça mais j'ai aussi bien conscience d'une chose : ici le moindre imprévu peut vite devenir problématique. Une erreur d'itinéraire, une retraite difficile, un bloc qui s'arrache, une mauvaise chute et une journée de rêve comme aujourd'hui peut bien vite virer au cauchemar.
Aussi, il s'agit à présent de savourer la chance que nous avons de nous être faufilées jusqu'ici. Un moment particulièrement délicieux dans ce genre d'aventure, c'est aussi le moment précis où de retour à l'horizontale, tout s'arrête.
Quelle joie mêlée d'une bonne dose de soulagement ! Cet instant où règne la satisfaction de s'être sauvé soi-même du piège dans lequel on s'était volontairement fourré : nous voilà alors durant quelques minutes les deux filles les plus heureuses de l'univers !
Après quelques années d'absence et après avoir découvert des paysages magiques aux quatre coins du monde, j'aurais voulu être toujours éblouie par la beauté d'Ordesa, ce fut le cas. J'espérais l'aventure au rendez-vous, elle existait toujours ici, j'espérais que les Edelweiss seraient en fleurs là haut, ils l'étaient et aussi que les lumières du soir viendraient sublimer encore davantage le paysage, comme nous n'avons pas été des fusées, ce fut le cas !
Et puis je rêvais de voir de mes propres yeux, cette étincelle devenir incendie. Après ces heures d'effort, un regard qui pétille et un sourire illuminer son visage tout entier. Je su alors que la magie avait opéré, elle me regarda et dit :
"C'est vraiment fou ici ! Merci !"
Alors, je souris simplement et mes yeux se mirent à briller de plus belle.
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