samedi 10 septembre 2022

J6, une histoire à 3 voix •Escal'A2roues#32•


La bicyclette :
Un nouveau jour se lève sur les montagnes du Pamir. J'ai encore dormi debout et à la belle étoile à côté de leur abri de toile.
J'aime cette vie de nomade. Je vois défiler du paysage et je me nourris de tous ces kilomètres.

Le vélocipédiste :
Qu'il fut bon ce bivouac dans l'herbe moelleuse avec la tente pour maison et le glouglouti du ruisseau pour berceuse. Le confort est une perle rare ces jours-ci. Aussi chaque instant de repos, chaque zone ombragée, abritée du vent ou de la poussière et chaque aliment s'en trouve transformé en un véritable petit trésor.
Petits plaisirs simples du voyageur mis à rude épreuve.


Le toutou :
Lorsque je suis allée vers ces deux bipèdes là, au delà d'un peu d'eau et d'un manque cruel de nourriture, je crois que c'est surtout d'un peu affection dont j'avais besoin.
J'ai vu le jour, il y a quelques mois à peine, sur les hauteurs de la vallée du Whakan. J'y ai fait mes premiers pas face aux grandes montagnes Afghanes... depuis j'erre à la recherche d'un cœur qui m'adopterait.
Peut-être aurais-je eu davantage de chance sur la rive voisine ?
Cette nuit, alors que je frissonnais, je me suis délicatement glisser sous l'auvent en toile et me suis blottie contre l'un d'eux endormi. Délicieuse chaleur ! 


La bicyclette :
Je me demande bien pourquoi ce jeune chiot se fatigue à nous suivre depuis deux jours. Il gambade à mes côtés, parfois il me devance même lorsque que le terrain fait des siennes. Dans chaque descente, je l'entends au loin japper et pleurer parce que mes roues tournent beaucoup trop vite pour ses petites pattes.


Le vélocipédiste :
Cette petite chienne, arrivée de nulle part, nous a adopté depuis deux jours. Elle ne semble encore appartenir à personne. Preuve en est, ses oreilles encore intactes. Ici, on les coupe à ses congénères dès leurs plus jeunes âges. Elle a au moins échappé à cette torture mais pour autant je crois qu'elle donnerait tout (y compris ses oreilles !) pour devenir la compagne d'aventure d'un humain.

Le toutou :
Je suis toute flagada. Mes cousinets sont tout usés, mes pattes sont bien  fatiguées, mon ventre est vraiment vide... J'ai tellement faim, j'ai si soif et j'ai juste une profonde envie de fermer les yeux, pourtant je me relève, je me secoue et je me remets en chemin après chaque pause. Je suis  tant bien que mal, cette drôle caravane. Pas question de les lâcher d'une semelle !
Un regard, un mot, une caresse et mon cœur est tout rempli de bonheur !


La bicyclette :
Voilà maintenant six jours que mes roues tournent sur ce qu'ils appellent la Pamir Highway. 


Tu parles d'une route... cela avait pourtant bien commencé, mais peu à peu la route asphaltée a rapidement laissé place à un chemin de terre.
On suivait tranquillement un énorme fleuve mais voilà que maintenant on s'élève à vue d'œil sur les flancs de la montagne... Mon compteur altimètre s'affole...

Le vélocipédiste :
Aujourd'hui nous quittons le Whakan corridor et la rivière Panj pour basculer sur l'autre versant de la montagne et rejoindre la classique M41, Alichur puis Murghab.
Sur l'altimètre, ça défile... on prend doucement de la hauteur. La route est loin d'être parfaitement carrossable et il nous faut parfois descendre du vélo, marcher, pousser dans des bancs de sable ou dans des champs de galets !
Grrr le sable... ça fait grincer les dents et cela nous stoppe instantanément !

Le toutou :
Malgré les kilomètres qui défilent, je tiens le rythme. Je gambade à côtés de ces deux équilibristes, parfois même je baisse la cadence pour les attendre un peu. Seraient-ils fatigués, serait-ce le pourcentage élevé de la pente qui les ralentit ou l'altitude qui les assomme ?
Je saute de galets en galets, c'est assez ludique cette randonnée !
Et ce sable est si doux pour mes coussinets meurtris. Un délice, le rythme ralentit et j'ai même le temps de rêvasser un peu : La plage, les cocotiers, une glace à la vanille, une sieste...


La bicyclette :
Ces galets sont vraiment affreux. Ça ricoche sous mes pneus encore un peu surgonflés, ça cogne dans mes jantes et ces chocs répétés vont finir par me faire mal au cadre ! Quant à ce sable qui bloquent net les roues et fait grincer des mécaniques !
Un grain de sable dans l'engrenage, l'expression est toute trouvée !

Le vélocipédiste :
Encore quelques lacets et le col se dévoile enfin : 4300 mètres d'altitude. Bonheur d'avoir grimpé si haut à vélo !


On partage quatre graines, deux photos et trois caresses avec la petite chienne. Nous arrivons à la fin de notre autonomie en nourriture, au bout de nos réserves en eau. Voilà plus de deux jours que nous n'avons pas croisé un seul village dans lequel on espérait "abandonner" notre jolie boule de poil.
Bientôt la descente du col puis l'asphalte, jamais elle ne tiendra ce rythme effréné...

Le toutou :
Deux graines... Ce n'est pas ça qui va remplir mon estomac mais je vois bien qu'ils n'ont rien de mieux à m'offrir. Eux aussi semblent un peu affamés !
Ne vous souciez pas de moi, je peux encore tenir le coup et vous accompagner sur un bout de chemin...

La bicyclette :
Place à la descente ! Je sens qu'on se cramponne à mes freins, on lève les fesses de ma selle, on serre mon cadre entre les cuisses et mes deux pédales sont au même niveau. Ça guidonne entre les cailloux mais ça file à bonne allure !
Déjà, j'entends couiner le p'tit chien. Déjà il est loin... ce coup-ci, il semblerait qu'on l'ait perdu !

Le vélocipédiste :
On plonge dans la descente avec entrain, on sait que tout au bout il y a de la vie, de l'asphalte et de quoi manger !
Ça secoue pas mal mais ça reste agréable.
Ce qui devait arriver, arriva... La chienne est vite distancée et nous faisons quelques pauses régulièrement. Un petit point noir au loin qui s'accroche de toutes ses forces !
A chaque fois, qu'elle nous rejoint, elle semble de plus en plus épuisée et finit parfois par se coucher avant même arriver à notre hauteur et tarde de plus à plus à se relever quand nous nous remettons en selle.

Le toutou :
Cette descente m'épuise, ça va décidément beaucoup trop rapidement pour moi. Et s'ils partaient trop vite devant, si personne ne m'attendait, si je me retrouvais à nouveau seule dans ce désert minéral ?
Je suis tellement fatiguée !

La bicyclette :
Qui a dit que les descentes étaient plus faciles que les montées ?
Celle-ci est vraiment l'exception qui confirme la règle ! Me voici en train de ramer dans une immense flaque de sable... C'est éreintant !

Le vélocipédiste :
Ensablage en règle ! On pousse, on marche, on tire, on s'en met plein les pieds, on grogne...
Ce sable, quelle horreur !


Le toutou :
Ah, du sable ! Quel bonheur !
Ça avance tout doucement...
On y va ou quoi ?! Ce n'est pas à ce rythme que vous rejoindrez ce soir la civilisation !

La bicyclette :
Finalement, il y a pire que le sable. Il y a ce sol couvert de vaguelettes qui te secoue pire qu'un prunier. Ça en décrocherait presque une de mes sacoches et ça en ferait presque tomber mon rétro... Quel enfer !
Je vibre de tout mon être ! Il ne manquerait plus que mes soudures lachent ici, on aurait l'air malin, tient !

Le vélocipédiste :
Tôle ondulée party !
Les bras tremblotent, les mains sont pleines de fourmis, les dents claquent et les yeux essaient de maintenir le cap !
Oh hé, c'est pas bientôt terminé ce chantier ?!.


Le toutou :
J'adore ces petites vagues ! Je rebondis d'une bosse à l'autre et j'ai l'impression d'aller à toute allure, c'est tellement amusant !
Je vais plus vite que tout le monde sans me fatiguer plus que de mesure et on avance tranquillement ! Que demander de plus ?! Un peu plus de tôle ondulée s'il vous plaît !

La bicyclette :
Hors de question ! Je préfère encore rouler dans les cailloux !

Le vélocipédiste :
Moi aussi !

Tiens un lac ! Ça tombe bien on commençait à terriblement manquer d'eau. Mais pourquoi les berges sont-elles si blanches ?

Le toutou :
Morte de soif ou presque ! Je me rue sur cette immense flaque.
Trois lapées par ci, deux par là... ce n'est pas très bon tout ça !
Essayons encore là où là bas ou bien par ici... Pareil !
Je rêve ou j'ai davantage soif à présent ?!

La bicyclette :
Appuyée sur ma béquille, je profite de la pause. La vue est magnifique ! Une succession de lacs, des jolis blocs, des couleurs magiques !
Finalement, tout le monde revient de la corvée d'eau avec sa gourde vide... Étrange.

Le vélocipédiste :
Quel piège ! Ces lacs sont salés !
Pour se désaltérer, il faudra encore patienter...

Le toutou :
Faim, soif, fatiguée... ce coup-ci, je n'en peux plus les amis !
J'en ai vraiment plein les pattes !


La bicyclette :
Encore une dizaine de kilomètres sur cette piste dont l'état laisse clairement à désirer, c'est usant.
J'en ai plein les pédales...

Le vélocipédiste :
Rira bien qui crevera le dernier !
Mais que vois-je là ?

Le toutou :
Un truc noir, lisse, dur, qui chauffe les pattes... c'est bien la première fois que je vois une chose pareil !

La bicyclette :
Asphalte chérie te revoici !

Le vélocipédiste :
Le goudron, c'est si bon !


Le toutou :
La suite est un peu floue... Je me retrouve, par je ne sais pas quel miracle enfouie dans un grand sac jaune. La route défile à toute vitesse devant mon nez sans que je produise le moindre effort ! 



J'en profite pour admirer le paysage puis assommée de fatigue, je m'endors comme un bébé !



La bicyclette :
5 kg supplémentaire sur mon porte-bagage pour finir cette épuisante journée !
En même temps, je ne peux pas vraiment me plaindre, c'est de l'asphalte et ce n'est pas moi qui pédale !

Le vélocipédiste :
Sauvetage de chien activé !
Encore 20km de goudron et on aura fait tout ce qu'on pouvait !

Il fait quasiment nuit lorsque nous débarquons notre mini passagère clandestine.
Elle sort du sac en frétillant puis s'assied face à ce nouveau spectacle. Nous profitons qu'elle admire toute surprise son nouveau village pour nous éloigner rapidement après lui avoir donné un caresse d'adieu.
Une route, des véhicules, des gens, des fermes, des chiens, des épiceries, des poubelles, une rivière et des fontaines... Ce sera toujours mieux que le désert de pierres.
Bienvenue à Alichur !

Le toutou :
Il y a tant de bruits, tant de choses à regarder ici ! C'est donc ici que je vais vivre ?
Mince ils sont déjà partis...
Aujourd'hui était donc le premier jour du reste de ma vie...


La bicyclette :
Née dans la Whakan, passé un col à 4300m et grandi de l'autre côté de la montagne à Alichur. Il n'y a que nous qui connaîtront cette petite histoire.
Ce sera notre secret de ce 6ème jour sur la Pamir Highway.

Le vélocipédiste :
Ce soir, en me couchant, j'ai le cœur un peu lourd et la gorge toute serrée...

C'est fou comme on peut si vite s'attacher à ces bestioles. Néanmoins, on s'endort en ayant la certitude que l'on aura fait notre possible...

Aujourd'hui la Whakan valley, c'est terminé. Une première page du Pamir est déjà tournée...


En souriant, nous nous prenons à penser que, si durant le long périple qui nous attend, nous devions nous faire attaquer par un énième chien, ce ne serait vraiment pas juste !
Karma, quoi !

Peut-être qu'aujourd'hui dans cette aventure nous avons même gagné notre immunité face aux crocs qui claquent, qui sait ?!


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